Volume 2

Cours de l'histoire de la philosophie moderne. Deuxième série / par Victor Cousin.

  • Cousin Victor, 1792-1867.
Date:
1847
    qui embrasse avec la nature humaine la nature entière, Dieu et le monde. Aristote et Platon ont donné à la philo- sophie toutes ses parties ; ils l'ont constituée. Mais après eux, à la suite des débats de leurs écoles, le génie systé- matique, découragé, s'affaiblit, quitte les hauteurs pour ainsi dire, descend dausla plaine, et aux vastes questions de la métaphysique succèdent les recherches intéressantes, mais bornées, de la philosophie morale. Le caractère commun du stoïcisme et de l'épicuréisme est de réduire presque entièrement la philosophie à la morale. Suivons- les sur cet étroit terrain ; là, ce semble, il nous sera plus facile de discerner les principes et les conséquences, le vrai caractère de l'un et de l'autre système. Commen- çons par l'épicuréisme. L'épicuréisme se propose de conduire l'homme à sa fin. Ce qui peut cacher à l'homme sa véritable fin, ce sont ses illusions, ses préjugés, ses erreurs, son ignorance. Cette ignorance est de deux sortes. C'est d'abord l'igno- rance des lois du monde extérieur au sein duquel l'homme passe sa vie ; ignorance qui peut conduire à des supersti- tions absurdes, et troubler l'âme du délire des fausses craintes et des fausses espérances; de là la nécessité de la physique comme moyen de morale. L'autre ignorance, qui peut détourner l'homme de sa véritable fin, est celle de sa propre nature, de ses facultés, de leur puissance et de leurs limites. Il faut donc, et avant tout, une connais- sance exacte de la raison humaine. Delà ces prolégomènes delà philosophie épicurienne, appelés Canonique, c'est- à-dire recueil de règles sur la raison humaine et sur son emploi. Voici quelle est la théorie de la raison humaine selon
    Épicure. Les corps dont se compose l'univers sont eux- mêmes composés d'atomes, lesquels sont dans une perpé- tuelle émission de quelques-unes de leurs parties, à7rôp£oai. Ces atomes, en contact avec les sens, produisent la sen- sation, aïdOïisiç. Je vous dis les mots grecs ; car l'histoire du langage philosophique n'est pas une partie sans im- portance de l'histoire des idées. Une sensation peut être conçue, ou par rapport à son objet, ou par rapport à ce- lui qui l'éprouve. Par rapport à celui qui l'éprouve, elle est affective, agréable ou désagréable ; elle engendre les sen- timents , les passions primitives, Ta irâ8rr A la sensation est attachée inséparablement la connaissance de l'objet qui l'ex- cite, et voilà pourquoi Épicure a marqué la relation intime de ces deux phénomènes, en leur donnant deux noms analo- gues. Il a appelé iTîcuffQvjffiç le second phénomène joint au premier; c'est la sensation par rapport à son objet, la sensation représentative, l'idée de sensation, l'idée sen- sible des modernes. Or, toute sensation est toujours vraie en tant que sensation ; elle ne peut être ni prouvée ni contredite, à'Àoyoî; elle est évidente par elle-même, EvapY>fa. C'est des sensations, des idées sensibles que nous tirons toutes nos idées générales ; et nous les en tirons, parce que les sensations en contiennent les germes, comme par anticipation. De là les 7tpoX^eiç, les anticipa- tions d'Épicure sur lesquelles on dispute encore. Il en résulte les idées générales, So'ijai : ces idées géné- rales, qui appartiennent à l'homme même, et qui sont l'ouvrage de sa raison, sont seules sujettes à l'erreur. L'erreur n'est pas dans la sensation ni dans l'idée de sen- sation, mais dans les généralisations que nous en tirons. Bien entendu que ces idées générales sont purement col-
    lectivcs, et dérivent bien ou mal des idées sensibles; il n'y a pas d'idées nécessaires et absolues ; il n'y a que des idées contingentes et relatives. Telle est la canonique d'Épicure, sa théorie de la raison humaine. Sa physique est la physique atomislique. Quand on né- glige les différences de détail pour ne s'attacher qu'au fond, on trouve que la physique d'Épicure est celle de Dérnocrite renouvelée dans ses principes et nécessairement aussi dans ses conséquences. Si le monde n'est qu'un composé d'atomes qui possè- dent en eux-mêmes le mouvement et les lois de toutes leurs combinaisons possibles, le monde se suffit à lui- même et s'explique par lui-même, il n'est besoin ni d'un premier moteur, ni d'une intelligence première; ainsi point de Providence. Épicure n'admet pas de Dieu, mais des dieux. Et quels sont ces dieux ? Ce ne sont pas de purs esprits; car il n'y a pas d'esprit dans la doctrine atomistique : ce ne sont pas non plus des corps ; car où sont les corps que l'on peut appeler dieux ? Dans cet embarras, Épicure , forcé pourtant de reconnaître que le genre humain croit à l'existence des dieux, s'adresse à une vieille théorie de Dérno- crite ; il en appelle aux songes, aux rêves. Comme dans les rêves il y a des images qui agissent sur nous, et déterminent en nous des sensations agréables ou pénibles, sans venir cependant des corps extérieurs, de même les dieux sont des images, semblables à celles de nos songes, mais plus grandes1, ayant la forme humaine ; images qui ne sont pas précisément des corps et qui ne sont pas non 1 Miyi/wv àtdAm m\ &.vBpomop6pfav. Scxt. Empir., advers. llalh., IX, 25. II 17
    plus dépourvues de matérialité, qui sont ce que vous voudrez, mais enfin qu'il faut bien admettre, puisque l'espèce humaine croit à des dieux, et que l'universalité du sentiment religieux est un fait dont il faut bien donner la cause ; et on la trouve non dans un dieu spirituel qui ne peut pas être, non dans des dieux corporels que per- sonne n'a vus, mais dans des fantômes qui produisent sur l'âme humaine, telle qu'elle est faite, une impression analogue à celles que nous recevons dans le rêve. Tels sont les dieux fort équivoques d'Épicure. Et vous pen- sez bien que l'âme, dans un pareil système, n'est qu'un corps, •?) ^u)$ ffwp.a laxi'v1; voilà qui est positif. Et quel est ce corps ? un corps composé d'atomes nécessairement. Et de quels atomes ? des plus fins, des plus délicats, d'a- tomes ronds, de feu, d'air, de lumière. Cela avait suffi à Démocrite, mais n'a pas suffi à Épicure ; et ici est un pro- grès que je veux vous signaler. Épicure, en faisant le compte des atomes avec lesquels on peut expliquer l'âme, n'en trouve pas d'autres que ceux que je viens de vous nommer, mais il avoue que ces atomes ne peuvent rendre raison de la sensation. Il avoue que, pour expliquer la sensation, il faut un autre élément encore, un élément qui n'est pas le feu, qui n'est pas l'air, qui n'est pas la lumière, qui n'est pas non plus un pur esprit, car un pur esprit est une absurdité ; qui est pourtant quelque chose, un je ne sais quoi sans nom2. Est-ce encore ici cette âme que nous avons déjà trouvée dans le sankhya de Kapila, ' Diog. L., X, 63. • Stob. Ecl.Phys.,i,W. TâSs àxaTOvô/tarav T^v h. fyrfy 3/mtou& Ktffôïjfftv sv owffevc yàp twv èvo/*aÇo/*sva»« (TTOixeiwv «*vat «r<j0vj<riv.
    et que Colebrooke avait très-bien déGnie une sorte de com- promis entre une âme matérielle et une âme immatérielle ? Ou bien est-ce le je ne sais quoi de quelques matérialistes modernes, ce je ne sais quoi qui, franchement proposé et bien compris, suffirait à un spiritualisme circonspect qui n'a pas la prétention de connaître la nature même de l'âme? Je crains que ce ne soit pas autre chose qu'un élément matériel mal analysé, et par conséquent encore sans nom dans la physiologie d'Épicure, comme, par exemple, les esprits animaux du xviP siècle ou le fluide nerveux du XVIIIe. Même dans ce cas ce serait déjà un progrès dans la physique antique. De tout cela il s'ensuit évidemment que si l'âme est matérielle, elle est mortelle. Elle est un composé qui se dissout à la mort ; les atomes se séparent, et tout est fini. Voyons à quelle morale conduiront une pareille cano- nique et une pareille physique. Reprenons-la à son point de départ, les sensations en tant qu'agréables ou dés- agréables, Ta Traôï], S'il n'y a pas d'autres phénomènes moraux primitifs que ceux-là, quelle règle appliquer à des sentiments agréables ou désagréables, sinon la re- cherche des uns et la fuite des autres, aipeci;, çuy7) ? Et à quoi peut-on arriver en fuyant les sensations pénibles et en recherchant les sensations agréables? au plaisir, Y.cv/r^. Mais les plaisirs sont fort différents entre eux; il y aies plaisirs du corps et il y a les plaisirs de l'esprit; le plaisir en tant que plaisir est égal à lui-même ; il n'y a pas de plaisir qui ait en soi plus de valeur qu'un autre ; mais si tous sont égaux en dignité, a;ta, ils ne sont point égaux en intensité, ils ne sont point égaux en durée, ils ne sont point égaux quant à leurs suites. Et ces différents