L'écrevisse : introduction á l'étude de la zoologie / par Th.-H. Huxley.

  • Huxley, Thomas Henry, 1825-1895.
Date:
1880
    science positive doit etre prepare a pousser loin le scepticisme, car on peut bien dire qu’il est a peine une de ces decisions du bon sens sur lesquelles est appu^ee noire vie pratique tout entiere, qui se puisse justifier par les principes du sens commun aussi complement que les grandes verites scien- tifiques. Cette conclusion, a laquelle nous conduit Pexamen appro- fond i de la question, est egalement verifiee par Penquete histo- rique, et Phistorien de chaque science peut suivre ses racines jusqu’a ces connaissances primitives qui torment le fonds com- mun de Phumanite tout entiere. Au premier degre de son developpement, le savoir se seme de lui-meme. Par les sens, les impressions se gravent dans Pesprit des homines, que ceux-ci le veuillent ou non, et souvent contre leur volonte. Le degre d’interet qu’eveillent ces impres- sions est determine par l’importance relative des plaisirs ou des peines qu’elles amenent avec elles, ou meme par la simple curiosite, et la raison n’emploie les materiaux ainsi founds qu’autant que dure cet interet. Un tel savoir est done apporte plutot que cherche, et les operations intellectuelles qu’il deter- mine ne sont guere que le travail d’un aveugle instinct C’est seulement quand Pesprit depasse cette condition que la science commence. Lorsque la simple curiosite passe a l’amour du savoir pour lui-meme, et que la satisfaction du sens estlie- tique de la beaute qui reside dans la perfection et Pexactitude semble plus desirable que la facile indolence de Pignorant; lorsque la decouverte des causes devient une source de joie, et que Pon estime heureux celui qui reussit dans ses recherches; alors la vulgaire connaissance de la nature devient ce que nos ancetres ont appele histoire naturelle. II n’y a plus, de la, qu’un pas a ce que Pon avait coutume d’appeler philosophie naturelle, et que Pon nomine aujourd’hui science physique. Dans ce dernier degre du savoir, les phenomenes de la nature sont regardes comme une serie continue de causes et d’effets; et le but final de la science estde retrouver cette serie, depuis le terme qui est le plus pr6s de nous, jusqu’a celui qui est situe a la limite extreme que peuvent atteindre nos moyens d’investigation. La marche de la nature, comme elle est, comme elle a ete,
    eomme elle sera, tel est Pobjet des recherches scientifiques. Ce qui est au dela, au-dessus ou en dessous, est en dehors de la science. Mais que le philosophe ne se desespere point de voir borner le champ de ses travaux : dans ses rapports avec l’esprit humain, la nature est sans limites, et, bien qu’elle ne soit nulle part inaccessible, elle est partout insondable. Les sciences biologiques comprennent le grand nombre de verites dont on s’est assure relativement aux etres vivants; et, de meme qu’il y a deux sortes principales d’etres vivants, les animaux et les plantes, de meme la biologie est divisee en deux branches principales, la zoologie et la botanique. Chacune de ces branches de la biologie a passe par les trois etats de developpement qui sontcommuns a toutes les sciences; et chacune, a present encore, est a ces divers degres dans des esprits different^. II n’est pas d’enfant de la campagne qui ne possede plus ou moins de renseignements sur les plantes et les animaux qu’il a pu remarquer. G’est la le stade de savoir vul- gaire. Beaucoup de personnes ont acquis plus ou moins de ce avoir plus precis, mais necessairement incomplet et sans me- tbode, que Pon entend par histoire naturelle. Bien peu ont atteint le stade purement scientifique, et, comme zoologistes ou botanistes, s’efforcent d’amener a la perfection la biologie, con- sideree comme branche de la science physique. Ilistoriquement, le savoir vulgaire est represente par les allu- sions, que nous trouvons dans la litterature ancienne, aux anis maux et aux plantes; tandis que Phistoire naturelle, s’elevant plus ou moins vers la biologie, se montre a nous dans les oeuvres d’Aristote et de ses continuateurs au moyen age : Rondolet, Aldrovande, leurs contemporains et leurs successeurs. Mais la tentative raisonnee de construire une science complete de la biologie date a peine de plus loin que Treviranus et Lamarck, au commencement de ce siecle, et n’a regu sa plus forte impulsion que de nos jours, par les travaux de Darwin. Mon objet, dans le present ouvrage, est de donner un exem- ple de verites generates qui concernent le developpement de la science zoologique, et qui ont ete precisement etablies par l’etude d’un cas special, et, dans ce but, j’ai choisi un animal, Pecrevisse commune, qui, lout bien considbre, repond mieux que tout autre a mon intention.
    Get animal est facile a se procurer1, et tous les points les plus importants de son organisation sont aisement dechiffres; mes lecteurs n’auront done aucune difficult^ a s’assurer si cet expose correspond ou non aux faits; et, s’ils ne sont pas disposes a prendre cette peine, autant vaut fermer le livre, car rien n’est plus vrai que ces mots de Harvey : « Ceux qui lisent, sans ac- querir, a l’aide de leurs propres sens, une vue distincte des choses, n’arrivent pas au savoir reel et ne conqoivent que des fantomes. » C’est une notion vulgaire, qu’un certain nombre de nos ruis- seaux et de nos torrents sont habites par de petits animaux qui depassent rarement 8 a 10 centimetres de longueur, et ressem- blent beaucoup a de petits homards, sauf toutefois que leur couleur est terne, verdatre ou brunatre, generalement variee de jaune pale sur la face inferieure du corps et parfois de rouge sur les membres. Dans des cas rares, la teinte generale'peut etre rouge ou bleue.Ce sont la les ecrevisses, qu’il n’est pas pos- sible de confondre avec d’autres habitants de nos eaux douces. On peut voir, dans les eaux peu profondes qu’ils preferent, ces animaux marcher sur le fond au moyen de quatre paires de pattes articulees; mais, a la moindre alarme, ils nagent en arriere par de brusques saccades, produites par les coups d’une large nageoire en eventail qui termine l’extremite posterieure du corps (fig. 1, t. 20). En avant des quatre paires de pattes qui serventala locomotion, existe une paire de membres d’un carac- tere beaucoup plus massif, et dont chacun se termine par deux griffes disposees de maniere a constituer une pince puissante (fig. 1, 10). Ces pinces sont la principale arme offensive et de- fensive des ecrevisses, et ceux qui les saisissent sans precau- tion s’aperqoivent que leur etreinte n’est point a dedaigner, et qu’elle indique une assez forte dose d’energie. Une sorte de bouclier couvre la partie anterieure du corps et se termine en une epine aigue se projetant sur la ligne mediane (r). Dechaque cote d’elle se trouve un oeil monte sur un pedoncule mobile (1) 4. Si l’on ne peat avoir d’ecrevisse, un homard repondra presque en tous points ii la description de celle-ci; mais les branchies et les appendices abdo- minaux presentent des differences, et le dernier article du thorax est uni au rcste, chez le homard. (Voyez ch. v.)
    qui peut tourner dans toutcs les directions. En arriere des yeux viennent deux paires d’antennes : cedes de la premiere paire flnissent par deux filaments articules courts (2), tandis que cedes de la seconde se terminent par un filament simple, multi- articule, semblable a une meche de fouet, et qui a plus de la moitie de la longueur du corps (3). Parfois tournes en arriere, Fig. 1. — Aslacus fluvialilis. — Vue laterale d’un specimen male (gr. nat.); bg, bran- chiost6gite; eg, sillon cervical; r, rostre; t, telson; pddoncule de l’ceil; 2, anten- nule; 3, antenne; 9, maxillip&de externe; 10, pince; 14, derni&re patte ambulatoire; 17, troisi&me appendice abdominal; 20, lobe lateral de la nageoire caudale ou sixieme appendice abdominal; xv, le premier, et xx, le dernier article de 1’abdomen. Dans cette figure comme dans los suivantes, les num^ros des somites 1 sont donnes en chif- fres romains, et ceux des appendices en chiflres ordinaires. parfois flottant en avant., ces longs filaments explorent continuel- lement une aire considerable autour du corps de l’animal. Si l’on compare un certain nombre d’ecrevisses a peu pres de la meme dimension, on verra facilement qu’elles se rangent' en deux series, et que dans les unes la queue articulee est beau- coup plus large, specialement au milieu (fig. 2). Les ecrevisses a large queue sont les femelles, les autres sont les males. On 1. Les articles du corps sont appcles somites ou zoonites. Cost du premier terme, employ6 ordinairement par M. Huxley, que je me servirai le plus souvent. — Trad.
    i econnait encore plus facilement ces derniers a ce qu’ils posse- dent quatre stylets recourbes, attaches a la face inferieure des deux premiers anneaux de la queue et tournes en avant, entre les pattes posterieures, a la face inferieure du corps (fig. 3, A; IS, 16). Dans la femelle il y a seulement des filaments mous a la place de la premiere paire de stylets (fig. 3, B; 15). Les ecrevisses n’habitent pas toutes les rivieres d’Angleterre, et, meme dans les endroits oil l’on sail qu’elles abondent, il n’est pas facile de les trouver a toutes les epoques de l’annee. Dans les districts granitiques et aulres, oil le sol n’abandonne que peu ou point de matiere calcaire aux eaux courantes, l’ecrevisse ne se rencontre pas. Comme elle craint le soleil et la grande chaleur, le moment de sa plus grande activite est vers le soir, tandis qu’elle s’abrite, pendant le jour, il l’ombre des pierres ou' des rives; et Ton a observe qu’elle frequente plutot les parties des rivieres orientees est-ouest, que cedes dirigees nord-sud, et qui, par consequent, ofl'rent moins d’ombre a midi. Au fort de l’hiver, il est rare de voir des ecrevisses dans les ruisseaux; mais on peut les trouver en abondance dans les cre- vasses naturelles que presentent les rives, ou dans des terriers qu’elles se creusent elles-memes. Ces terriers peuvent avoir de quelques polices a plus d’un metre de long, et l’on a remarque qu’ils sont plus profonds et plus eloignes de la surface si les eaux sont sujettes a geler. Quand un ruisseau peuple d’ecre- visses traverse un sol mou et tourbeux, ces animaux se creusent des passages dans toutes les directions; et l’on peut en deterrer des milliers, de toutes tailles, a une tres grande distance des rives. Il ne semble pas que l’ecrevisse tombe, en hiver, dans un etat de torpeur, et hiverne ainsi dans le sens strict du mot. En tout cas, aussi longtemps que le temps est beau, elle se tient ,a Porifice de son terrier, barrant l’entree avec ses grandes pinces, et inspectant soigneusement les passants avec ses an- tennes deployees. Larves d’insectes, mollusques aquatiques, tetards ou grenouilles, tout ce qui s’approche un peu trop est aussitot pris et devord. Il est meme prouve que le ratd’eau peut subir le meme sort. S’il passe trop prbs de l’antre fatal, peul- etre a la recherche lui-meme de quelque ecrevisse egaree, car il apprecie beaucoup leur saveur, le brigand est a son tour saisi,